Part Four

J’aimerais parler aujourd’hui d’une composition d’Henry Threadgill qui m’a particulièrement touché, qui est le dernier mouvement de la suite Old Locks and Irregular Verbs, intitulé Part Four.

 
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Si toute la suite Old Locks and Irregular Verbs est un hommage au compositeur et chef d’orchestre Butch Morris (à qui l’on doit l’invention de la « Conduction », technique de direction d’improvisation), la quatrième et dernière partie occupe une place particulière. Tout d’abord par l’écriture chorale qui s’éloigne du langage personnel développé par Threadgill, plutôt régie par une  logique intervallique de chaque voix, et donnant un résultat plus contrapuntique. Mais aussi, et surtout, par le caractère, l’atmosphère de la pièce. D’après Jason Moran, Threadgill a toujours eu une affinité avec les musiques funéraires, et effectivement, l’émotion présente dans ce mouvement est assez proche de ce que je m’imagine comme étant une musique funéraire (parmi ces images mentales, je pense surtout à la participation d’Albert Ayler aux funérailles de Coltrane). A la fois recueillement, abattement et lutte pour, malgré tout, affirmer la beauté de la vie.

La mélodie de la pièce sonne comme un hymne « augmenté » ou « commenté ». Elle s’ouvre par un simple arpège brisé de la bémol mineur, avant de dérouler un chant véritablement hymnique (si l’on excepte le fa dièse qui approche le sol en début de deuxième phrase). Celui-ci semble sombrer en fin de troisième phrase avec une courte descente chromatique, suivie d’un saut de triton puis d’octave (point culminant mélodique, et souvent dynamique), avant de reprendre le jeu d’arpège, puis la descente chromatique dans la dernière phrase. 
Cet hymne (la mélodie) semble miroiter dans des eaux tantôt troubles, tantôt cristallines, ce qui se traduit harmoniquement par le passage de couleurs très claires (couleur maj7) à d’autres bien plus sombres (accords mineurs ou contenant b6/b9 par exemple), mais aussi par le passage d’accords « simples » (triades, renversées ou non) à des accords riches en (ex)tensions (superstructure ou tensions ajoutées). Cela est assez audible dans la première phrase, le la bémol étant harmonisé de cinq façons différentes. En fait, l’harmonie suit assez fidèlement les points de tensions mélodiques (excepté pour le mystérieux premier accord de la 2ème ligne).
D’un point de vue formel, l’harmonie de la troisième ligne du relevé renvoie à celle du début de la première ligne, avec la couleur prédominante du Abm6 (qui sonne à mes oreilles comme le Fm7b5 du prélude du Tristande Wagner), ce qui permet une répétitivité de la forme assez peu perceptible à la première écoute, et qui fait que l’hymne est comme enchâssé entre ces deux moments plus statiques.

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Mais surtout, ce qui est admirable dans cette pièce, c’est son déroulement (sa grande forme), la beauté des nuances et l’émotion générale qui s’en dégage, tous laissés inintelligibles par la simple transcription solfégique. La première moitié est un duo de piano autour du squelette harmonico-mélodique. La partie « chorus » si l’on veut. Au centre de la pièce, l’entrée du reste de l’orchestre est un grand moment de musique, une entrée douce et sombre à la fois (je dirais presque abattue). C’est dans cette deuxième partie (qui correspond à 2 expositions du « thème » collectif) qu’on ressent la plus grande palette d’émotion. L’effet kaléidoscopique que l’on trouvait au niveau de l’harmonie est transposé en un kaléidoscope émotionnel, et cela par un jeu collectif (admirable), dont je ne suis pas sûr qu’il soit entièrement fixé (mis à part la mélodie au premier alto). L’effet prenant et touchant du jeu collectif est renforcé par la présence d’une voix éplorée (celle de Threadgill ?) dans le son de l’orchestre, et qui semble l’humaniser, l’incarner encore davantage.

Le titre est introuvable en écoute gratuite sur internet (pour l’instant), je ne peux que vous recommander de l’acheter (ici ou ), ou de vous le procurer par le moyen qui vous semble le plus juste…

Line-up :

Henry Threadgill (comp, dir)
Jason Moran, David Virelles (p)
Roman Filiu, Curtis Macdonald (as)
Christopher Hoffman (cello)
Jose Davila (tba)
Craig Weinrib (d)